Immatérialité

Le nouveau défi c’est l’immatérialité. L’immatérialité de la valeur, l’immatérialité des espaces, et presque – pourrait-on dire – l’immatérialité des matériaux.

On a bien compris déjà avec l’arrivée peut-être du télégraphe au XIXème siècle (lire le passionnant “The Information” de James Gleick), qui a fait si peur aux journalistes en transformant le monde, en éliminant les distances, que la valeur n’était plus physique, mais savoir, information. La vitesse de transmission, les moyens, ont radicalement changés depuis les dernières années, et ce changement ne fait que s’accentuer, frénétiquement.

Espace et temps

Les espaces ne sont plus les mêmes: on travaille de n’importe où, avec n’importe qui. Les nouveaux outils (En ce moment : Slack, Google apps, Trello, Gitlab, Skype, Whatsapp, et plein d’autres) sont venus rendre possible une dynamique de groupe qui s’affranchit des limitations physiques que nous avons pourtant évoqué précédemment. L’ubiquité réservée dans nos légendes à nos Dieux n’est pas loin: on est partout à la fois, on sait tout immédiatement.

Rendre opérationnel ?

Comment revenir à quelque chose d’opérationnel quand on a longtemps dit (et que l’on continue de à le penser énormément) que la colocalisation et le traitement attentif de tout l’espace physique autour d’une proximité, d’une autonomie visible étaient essentiels, et que, par la suite, l’immatérialité du monde qui s’ouvre à nous nous dépossède de cela?

Le télétravail est certainement un élément important de notre époque, inéluctable, cela paraît un progrès de civilisation, dommage voire impossible de s’en passer. Mais comment faire avec ces équipes distantes ou le télétravail? J’ai observé plusieurs phénomènes. Il est d’abord important de préserver un même niveau de connaissance, de savoir, d’information. Les notions d’objectif clair et de règles claires s’étendent à l’idée d’une connaissance partagée, alignée. Ce que l’on sait de ces équipes non-localisées c’est qu’il y a une différence fondamentale entre les équipes dispersées : leur répartition (nombre, géographie) est déséquilibrée, et les équipes distribuées où leur répartition est équilibrée. Par exemple pour dispersée vous avez quatre personnes sur site, et deux sur des sites distants. C’est compliqué à faire fonctionner car il y a un déséquilibre dans la communication. Mais si vous avez six personnes, chacune sur six sites distants, il n’y a pas de déséquilibre. C’est bien la communication qui est clef. En ayant le même niveau communication, on induit le même niveau de transparence et donc de confiance, et donc d’implication et de liberté sur lequel bâtir quelque chose est possible.

Il faut aussi préserver cette notion importante d’autonomie. La problématique du offshore n’est pas plus la distance que le silotage et l’aveuglement à l’extrême.

La problématique du télétravail, ou plus globalement d’une activité à distance, sans regroupement physique c’est l’impossibilité de travailler sur plusieurs canaux à la fois (visuel, auditif, kinesthésique). Par kinesthésique entendez le toucher, les sensations du corps. J’ai pu mesurer l’importance de répéter constamment le même message en utilisant différentes formulations, et en utilisant différentes formules: écrits, dessins, post-it, parole, etc. J’ai été frappé de voir comment les dynamiques de groupe évoluent (dans le bon sens) quand on essayait de mélanger tous les canaux (visuel, auditif, kinesthésique). Cela manque si nous sommes perpétuellement à distance, où chacun doit penser à s’équiper et à agir pour rendre physique ou écrit ou oral des informations qui arrivent en permanence par un autre canal. Cela demande une bonne connaissance de soit, et une discipline.

Il est aussi nécessaire de créer un sentiment d’appartenance et d’objectif collectif. Les équipes des logiciels opensource font régulièrement des summit; des rencontres informelles dont le premier objectif est d’abord de se croiser, de se projeter, de faire vibrer ses neurones miroir, de constituer cette boucle d’appartenance amoureuse,tribale, familiale, ancestrale du cerveau lombic.

Matière

On vient souvent ramener l’Agile au Lean. Souvent car le Lean industriel rassure. J’espère avoir expliqué ici ou (Lean Topologie chez InfoQ) pourquoi cette notion d’industrialisation répétable et linéaire est obsolète dans la plupart des métiers que je croise. On m’appelle pour me demander si dans une chaîne de montage on peut être Agile? Ce qui a marché là, et bien on voudrait le reproduire ici. Mais l’émergence liée aux systèmes complexes n’a rien à voir avec la répétabilité et la linéarité des systèmes industriels du siècle dernier. C’est pourtant l’émergence qui est aujourd’hui nécessaire pour répondre habilement au monde moderne si concurrentiel et changeant: émergence, modularité, intelligence collective. Dans le systémique aussi, on ne peut pas repenser une partie du système, faire de sous-optimisation, injecter de l’agile quelque part. Il faut souvent repenser l’intégralité du système. Comme toujours, on ne va pas plus vite, on va différemment.

Pendant de nombreuses années cela paraissait impossible, l’approche industriel du siècle dernier semblait durablement installée. Difficile d’expliquer à un fabricant automobile de repenser son système, même aujourd’hui, et pourtant. Comme toujours la limitation n’était que celle de notre pensée, ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait, disait Mark Twain. Est apparu Wikispeed. Wikispeed a repensé intégralement la fabrication de voiture avec un esprit neuf, inspiré du mouvement Agile. Sans mémoire du muscle ce qui devait se faire, avec la naïveté et la puissance des enfants. Ils ont démontré et réussi a inventé une nouvelle voiture, qui se fabrique différemment, qui se pense différemment, et qui s’utilise normalement. Leurs résultats aux tests de sécurité sont bluffants. Il fallait oser. Ils l’ont fait. Si donc la fabrication de voiture n’est pas à l’abri de cette révolution qui le serait?

La matière se pli à notre façon de penser le monde. Pour gagner en souplesse la matière s’articule en petits morceaux, pas d’émergence avec des monolithes. Tous les services informatiques commencent à penser microservices (nous sommes en 2015/2016 je ne sais pas ce que nous réserve la suite). Des microservices qui s’articulent et s’agrègent selon les besoins. Wikispeed a pensé ses voitures en composants qui se montent et se pensent comme des pièces d’un jeu de construction.

La matière se pli à notre façon de penser le monde et à la capacité que l’on se donne à la rendre malléable. Mais je crois que cette dernière barrière avec l’impression 3D vient d’exploser. Avec la démocratisation et le déferlement à venir de l’impression 3D, la matière a lâche prise sur son diktat du possible, du faisable. C’est la pensée, le savoir, la connaissance, l’information qui priment désormais, qui assujettissent la matière. Émergence, modularité, intelligence collective.

La matière garde son importance: comme matière première. Comme source d’énergie à manipuler. Encore une fois: la matière se pli à notre façon de penser le monde. Dans le même ordre d’idée, c’est quand on a compris et su que le monde était rond et non plat avec une fin que les gens se sont lancés à sa découverte. La barrière était mentale.

Rendre opérationnel ?

Difficile de se dire qu’il faut penser différemment. C’est une injonction difficile à respecter. J’avais évoqué un atelier que j’avais appelé “espace des mèmes " lui même très inspiré de jeux et d’ateliers connus et reconnus, et qui que je pratique quand mes clients en comprennent la nécessité et le fondement. Comment penser différemment. Je vais parler plus d’innovation (croiser des notions et des idées pour faire émerger de nouvelles visions, de nouveaux axes de développement) que de création pure (quelque chose de totalement nouveau).

Habituellement j’accapare une pièce, et je demande à mes contacts de tapisser un mur de avec des post-it sur lesquels ils indiquent ce qu’ils sont, leurs valeurs, leurs principes, leurs qualités, leurs forces, ce qui les définit. Sur un autre mur je demande à ce que l’on mette de la même façon les qualités que l’on trouve à ses concurrents ou les qualités des grandes idées et des grands produits qui nous entourent. Enfin sur un troisième mur, pourquoi ne pas mettre des adjectifs (vert, long, transparent) des objets qui nous entourent au quotidien (cette dernière notion est importante, le quotidien est probablement là où notre impact sera le plus considérable). Après, soit au cours de sessions dédiées, soit au fil de l’eau dans la semaine (c’est bien de laisser mijoter), on se lance dans l’exercice de piocher un élément de chaque mur et de trouver une idée folle qui pourrait en découler. Gardons donc un quatrième mur pour stocker ces idées folles. Comme dans tous les brainstorming l’exagération est de mise. Je propose de la soutenir fortement pour ne pas marquer de limite à la pensée. On est souvent surpris.

J’ai toujours cette histoire que m’a contée Valérie Wattelle, et qui me sert d’exemple sur l’exagération nécessaire à un bon brainstorming (et que j’avais déjà raconté ici):

Un gros consortium canadien est responsable des lignes électriques qui parcourent les forêts du pays. Problème : le poids de la neige menace de faire s’effondrer ces dîtes lignes. Et c’est long et compliqué à traiter. D’autant plus que c’est dangereux, les forêts canadiennes hébergent une palanquée d’ours. Comment résoudre ce problème ? Ils brainstorment, sans hésiter à délirer, on ne sait pas ce qui en sortira, mais bon. Voyons. Soudain une idée incongrue surgit :

Bingo : l’organisation a réglé son problème… en faisant passer un hélicoptère au dessus des lignes, les pales de celui-ci font tomber la neige.

Toute cette innovation est une question de sérendipité. Rendez la visible. Beaucoup de jeux de cartes permettant échanges et de mélanges, de mises en situation incongrues pour penser différemment. Injectez aussi de nouveaux profils. D’où souvent le grand intérêt du sang neuf dans les équipes. Ils osent des choses que l’on a oublié d’oser. Ils pensent des choses auxquels on ne sait plus penser. (Mais que du sang neuf fait perdre la connaissance).

Valeur

La valeur est aujourd’hui de moins en moins sur la propriété (espace, temps ou matière), mais de plus en plus sur le savoir, la connaissance, l’information. Les grands réussites économiques récentes se fondent sur cette nouvelle matière qui flotte dans l’air, la recherche (Google), la mise en relation (Uber, AirBnB, Blablacar, etc). Comme une des grandes bascules dans la façon de penser Agile est de ne plus s’intéresser au travail, au temps passé, mais à la valeur créée.

Cela complète ce défi de l’immatérialité: la matière a perdue sa suprématie. L’information et la connaissance ont pris le devant de la scène. Apprenons à jouer avec. Apprenons à ne plus juger sur le travail mais sur la valeur, comprenons que cette modularité qui s’exprime dans la matière, dans les nouveaux outils, s’exprime aussi dans les articulations des organisations: équipes distribuées, télétravail, appartenance dématéralisée, communauté digitale.

Ubiquité, malléabilité, simultanéité

Immatérialité dans le sens ou la matière n’est plus une limite, ni dans l’espace (ubiquité), ni comme matériau (malléabilité), ni presque au niveau temporel (simultanéité).

En complément de cet article : vidéo et slides chez InfoQ : Topologie Lean.

Illustration : Esther Stocker exhibition, London, 2008